Le Point : “La traque aux tiques”, janvier 2007

PAR ANNE JEANBLANC

Publié le 19/01/2007 , N°1553, Le Point

Pour endiguer la maladie de Lyme, transmise à l’homme par les tiques, un entomologiste de l’Institut Pasteur chasse ces immmondes bestioles dans la forêt française.

Il y a du matador chez cet homme-là. Il le dit lui-même pour devancer la plaisanterie qui pointe quand il déballe son outil de travail. Une serviette-éponge clouée sur un morceau de bois sert de muleta à Hubert Labrousse, 58 ans, ingénieur à l’Institut Pasteur. Il a fait carrière dans l’ombre de quelques fous géniaux qui traquent la bactérie, démasquent le virus et décryptent le génome. Presque au terme de sa vie professionnelle – « quarante années de bonheur » -, le voilà promu épousseteur de boutons d’or au laboratoire d’entomologie médicale, dirigé par Claudine Perez. Faute de taureaux furieux, Hubert Labrousse torée des acariens chélicérates. En termes vulgaires, des tiques.

L’enquête de moralité sur la répugnante créature n’est pas bonne. La tique, pire ennemie du meilleur ami de l’homme, est proche parente des acariens, qui grouillent dans les moquettes, ainsi que des scorpions. Mais il n’y a pas que le délit de faciès. On sait depuis 1977 que les tiques sont le vecteur de la très sérieuse maladie de Lyme (voir encadré), qui porte le nom d’une petite ville du Connecticut où avaient été constatés 51 cas simultanés d’arthrite inflammatoire chez des enfants. Tous avaient été piqués par des tiques. Cinq ans plus tard, Borrelia burdorferi, la bactérie transmise lors de la morsure, fut identifiée. Depuis, on recense 15 000 cas annuels de maladie de Lyme aux Etats-Unis, 50 000 en Europe. Mais on ne peut pas se fier aux chiffres, affirme Claudine Perez : « On est encore dans le brouillard, en pleine nébuleuse. » Pour éclairer l’OMS, qui réclame des données fiables sur la diffusion de la maladie en France, on compte donc sur nos très rares entomologistes médicaux.

L’histoire des chasseurs de tiques se divise en un avant et un après Marie Vassallo. Avant régnaient le chaos, le n’importe quoi, l’à peu près, l’aléatoire. Après, on est entré dans l’ère du dur, du solide, du fiable. Marie Vassallo, c’est la chorégraphe du ramassage de tiques. Cette thésarde passionnée en a codifié les pas, les passes et les gestes. Pas de variations admises, aucune improvisation tolérée. La capture des tiques forestières est un art figé. Car la proie est farouche, difficile à tromper. Elle peut attendre deux ans que passe un animal dont le sang est à son goût avant de bondir et de mordre. On ne leurre pas ce genre de bestiole comme une vulgaire mouche. Et puis il y a aussi l’amour des entomologistes pour l’ordre et les choses normalisées.

« Imaginons que je ramasse en ligne droite et qu’un autre procède en zig-zag , explique Hubert Labrousse. On n’aura pas la même capture, les données seront inexploitables. » L’horreur. La tactique du chasseur de tiques est donc la suivante : vingt enjambées moyennes en ligne droite en traînant une serviette largement étalée sur le sol. Arrêt. On relève la serviette, on l’étale devant soi et on cherche les tiques, nymphes et adultes, qui se sont prises dans les mailles du tissu-éponge. Puis l’on recommence : déroulé de serviette, vingt pas, ramené de serviette, observation, jusqu’à ce que l’on ait ratissé les bois, les clairières et les champs où grouillent les petits vampires.

« Les plus dangereuses pour l’homme, ce sont les nymphes. Plus nombreuses, plus discrètes, elles restent accrochées plus longtemps qu’une adulte, que l’on va pouvoir repérer tout de suite. Or on a constaté que la contamination par la bactérie était favorisée par la durée du repas de sang de la tique. Plus elle reste accrochée, plus on a de risques d’être malade. »

Transportée par le gros gibier

Aucun automobiliste ne s’est jamais arrêté pour demander à Hubert Labrousse la raison de son étrange manège. Pourtant, l’entomologiste aime traquer la tique le long des départementales, « c’est un bon coin pour la collecte »… Labrousse imagine un chevreuil. C’est au crépuscule, l’animal sort du couvert des bois. Il avance prudemment jusqu’à la route. Il a peur. Il frissonne. Les tiques gorgées de sang, trop lourdes, se décrochent. Elles tombent à la limite de l’herbe et du macadam. « La prolifération des tiques est une conséquence directe du retour en grand nombre du gros gibier dans les forêts de France. Il y a rarement eu autant de cervidés, de chevreuils, de sangliers qui servent d’hôtes et de moyen de transport aux tiques. C’est comme ça que la maladie se répand. Les tiques s’infectent en piquant les petits rongeurs porteurs de la bactérie. Les grands animaux les transportent au gré de leurs déplacements. » La maladie de Lyme, c’est la revanche de Bambi, qui revient dans les bois depuis que les chasseurs y sont moins « viandards ».

Pour expliquer l’expansion actuelle de la maladie, il faut intégrer le facteur RTT. « Les gens ont plus de loisirs, plus de temps à passer dans les forêts, et donc plus de risques de se faire mordre par les tiques. » Logiquement, les régions de forêts touristiques et giboyeuses sont les plus touchées par la maladie de Lyme. En France, l’Alsace, avec 4 700 cas recensés en une année, est particulièrement atteinte, mais il y a des foyers actifs en Bretagne, dans le Berry et en Rhône-Alpes. Les chiffres disponibles sont certainement en dessous de la réalité, dans la mesure où les médecins ne savent pas toujours reconnaître la maladie de Lyme. Mais les premiers résultats obtenus sur le nombre de tiques infectées par la bactérie, et donc susceptibles de transmettre la maladie, sont suffisamment inquiétants pour que l’Institut national de veille sanitaire (INVS) décide de faire de cette maladie un objectif d’enquête épidémiologique prioritaire. Tout le territoire français doit très rapidement être mis sous surveillance étroite.

Cette perspective enchante Hubert Labrousse, qui rêve déjà d’une étude de la circulation est-ouest et nord-sud des tiques à l’occasion des grandes migrations touristiques de l’été. Les chasseurs de tiques iraient alors tirer leurs serviettes sur les pelouses des aires d’autoroute…

Las, il n’y a presque plus d’entomologistes médicaux en France. Notre époque voudrait les ranger dans la boîte où languissent depuis longtemps les dresseurs de puces. A l’Institut Pasteur, on leur compte les mètres carrés. On les déplace au gré des besoins d’espace des autres laboratoires, gros consommateurs d’informatique et d’appareillage sophistiqué. Leur précieuse collection, riche de plusieurs centaines de milliers de pièces, est menacée de dispersion. « Ingratitude et inconscience » , se désole Hubert Labrousse. Inquiet pour les collections de l’Institut, il voudrait en faire don aux Anglais, qui respectent, eux, ces indispensables poètes que sont les entomologistes. Des naturalistes qui n’ont pas oublié que l’histoire parfois dramatique d’une nouvelle maladie commence souvent dans une forêt par la rencontre piquante d’un insecte et d’un animal à sang chaud

 

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