Libération: “Nos ennemies les bêtes”, mars 2006

PAR CORINNE BENSIMON
Publié le 10/03/2006 à 20:35, Libération

 

Monsieur Armand craint que son chat n’attrape le virus H5N1. Loin de se douter que lui-même affronte chaque jour d’autres maladies animales transmissibles à l’homme, en embuscade dans l’air, dans l’eau, au fond des bois… Récit d’un dimanche imaginaire parmi les microbes.

Ce matin, monsieur Armand ne regarde pas son chat du même oeil. L’animal, pourtant, dort sur le divan comme d’habitude. Il le connaît par coeur, Malou, que sa femme lui a généreusement laissé en claquant la porte du domicile conjugal. Huit ans qu’il cohabite avec le félin dans sa petite maison de banlieue. Cependant, ce dimanche, alors qu’il prend son petit déjeuner, Henri Armand se demande s’il ne devrait pas se méfier de lui. Le gros mâle de gouttière qui va et vient librement par sa chatière n’est pas confiné du tout. Ne dormirait-il pas trop, justement, ces derniers jours ? Une idée, comme ça, à cause de ce chat de la Baltique qui tourne en boucle sur la radio. Il avait maître et foyer, lui aussi, et on l’a retrouvé mort, porteur du virus H5N1.

Conseiller en ressources humaines et ami raisonnable de la terre, monsieur Armand n’est pas du genre anxieux, au contraire. Pendant l’affaire de la vache folle, il a blagué sur les prions avec son boucher qui lui sert un filet tendre à se pendre. Mais l’histoire du chat… Malou, venu se frotter contre sa pantoufle, se voit brutalement repoussé du pied. La grippe aviaire des Chinois réveille chez Henri Armand des souvenirs : son arrière-grand-oncle est mort de la grippe de 1918 alors qu’il avait réchappé au gaz ypérite, aux bombes, aux Allemands et à la syphilis. Une mauvaise blague dans la famille.

Armée invisible

Pour se changer les esprits, Henri pense avec plaisir à la saine journée sportive qui l’attend. Pauvre inconscient. A chaque seconde, ce quinquagénaire vert défie le complot microbien comme Monsieur Jourdain faisait de la prose : sans le savoir. Il s’émeut d’une nouvelle à la radio alors qu’il traverse la vie en bienheureux, aveugle aux virus, bactéries, protozoaires et autres agents des «zoonoses», ces «maladies animales transmissibles à l’homme». Il ignore l’armée invisible des microbes tapis chez les bêtes du pou à la poule , mieux cachés encore que les communistes sous McCarthy. Bref, il vit dangereusement.

Ainsi, trois tasses de café plus tard, un peu honteux d’avoir bousculé son chat fidèle, Henri prend un risque insensé. Il le caresse. Longuement, il laisse courir ses doigts du bout du museau humide (souillé de mucus) à l’extrémité de la queue (si proche de l’anus). Il pense encore vaguement à la grippe, il ferait mieux de penser à C. felis qui, comme son nom ne l’indique pas, porte la poisse. Ctenocephalides felis, la puce du félin. Selon une enquête sur la santé des puces qui sucent le sang des chats de France, citée par Didier Raoult, infectiologue à Marseille, «30 % de ces insectes sont infectés par des bactéries du genre Bartonella ou Rickettsia», deux causes de pathologies humaines (1). Bartonella est célèbre pour provoquer, chez l’homme, la maladie des griffes du chat, soit trois jours de ganglions, et éventuellement, une atteinte du foie, de la rate, de la rétine ou du cerveau. La maladie est «extrêmement fréquente», écrit l’expert. 6 000 cas par an en France.

Nonobstant, monsieur Armand n’a pas plus la puce à l’oreille que le champignon de la cryptosporidiose à l’esprit. Celui-ci est pourtant susceptible de proliférer dans l’intestin des chats, provoquant parfois chez l’homme d’importantes épidémies de gastro-entérite (400 000 personnes infectées dans le Milwaukee en 1993). Henri se douche, se rase, se coupe légèrement, peste de s’être esquinté le profil droit, s’habille et rejoint son club de kayak sur la Marne, heureux d’entamer un sympathique week-end.

Il rame. Il aime cet effort souple, rythmé, le sel de sa sueur qui perle sur ses lèvres et se mêle à l’arrière-goût fade du fleuve. Fol Henri. A chaque éclaboussure de l’estafilade laissée par la lame Gillette, il risque une leptospirose : une «zoonose de loisirs», selon le ministère de la Santé (2), attrapée «à la faveur de baignades et canotage en eau douce». 300 cas par an en France métropolitaine, une maladie bactérienne à la hausse. Frissons, fièvre, tachycardie, foie en panade, hémorragie, cimetière. Henri frissonne, certes, mais c’est parce qu’il va retrouver Nicole Guérindeau, fraîche connaissance du club à qui il a vanté le plaisir d’un déjeuner dans une guinguette du bord de Marne.

A table, tout à la demoiselle, Henri ne pense pas à la salmonelle aviaire qui pourrait se tapir dans l’oeuf cru de son tartare et l’envoyer cuver fièvre et diarrhée aux côtés des 30 000 cas annuels de salmonellose recensés en France soldés par 90 à 530 décès. L’homme a la tête ailleurs et le coeur tendre. Il raconte à Nicole comment, lors de ses dernières vacances dans sa maison de famille en Alsace, il a trouvé, sur le bord d’un chemin, un lièvre blessé, l’a amené chez lui, soigné et libéré. Nicole approuve. Elle aussi aime les bêtes. Ni elle ni lui ne pensent à mal, et certainement pas à la tularémie qui hante les lapins de l’est et du centre de la France et obsède les services antiterroristes. Seule bactérie capable de traverser la peau saine, l’agent de la tularémie est sur la liste noire des microbes susceptibles d’être utilisés dans une guerre bactériologique. En temps de paix, il s’attrape par simple contact avec le gibier (50 cas par an dans l’Hexagone). Et vous transforme en hère vomissant, voire comateux au dernier degré.

Pour l’heure, Henri est touché par la grâce. Nicole, qui passe ses jours «à respirer la clim d’une bibliothèque du 9-4» (Val-de-Marne) a accepté de l’accompagner, cet été, cueillir myrtilles et champignons aux abords de la demeure alsacienne d’Henri. Mademoiselle Guérindeau a la vie devant elle. Elle aurait été plus avisée de s’inscrire à un championnat de saut à l’élastique.

Les forêts du nord-est de la France sont un haut lieu d’infiltration de quelques agents infectieux toujours en activité dans les territoires qui vont de l’ancien Empire soviétique à la Chine communiste. Ainsi, Nicole et Henri, coeurs naïfs, conteront fleurette au péril d’une échinococcose alvéolaire, maladie parasitaire capable de vous exploser un foie humain. Il suffit pour ce faire d’ingérer les oeufs du ver déféqués par quelque sympathique renard hébergeant une colonie d’Ecchinococcus multilocularis. Les baies et les champignons des bois sont donc un excellent cheval de Troie pour le passage du parasite de l’animal à l’homme. Seule une IRM détectera la parasitose, après quoi on pourra éventuellement discuter une transplantation hépatique, et à défaut de foie disponible, un traitement antiparasitaire à vie… Certes, l’échinococcose est rare, une quinzaine de cas par an en France, mais elle est à la hausse, notamment en Franche-Comté.

Se promenant dans les prés alsaciens, Henri et Nicole auront statistiquement plus de risques de se faire piquer par une tique et d’attraper une borréliose. L’infection touche plus de 700 personnes par an dans cette région, selon les résultats préliminaires d’une étude menée par l’Institut national de veille sanitaire (INVS). Connue sous le nom de maladie de Lyme, la borréliose est souvent bénigne trente jours après la piqûre, une rougeur, une fièvre, et c’est fini , mais elle peut devenir chronique, provoquant douleurs articulaires, troubles neurologiques, fatigue généralisée, voire mortelle.

Lait cru et fièvre du Nil

Mais monsieur Armand est infatigable. A l’heure du pousse-café, il promet à Nicole d’ajouter aux plaisirs de l’été une halte dans cette fermette «aussi charmante qu’elle, dit-il. On y boit un lait cru au vrai goût de lait de mon enfance». Vous prendrez bien, monsieur Armand, une goutte de méningo-encéphalite à tique ? 21 cas recensés à ce jour en Alsace et en Lorraine de cette infection par un virus qui passe du rongeur à la tique, puis à la vache et au buveur de lait non pasteurisé. C’est peu, certes, mais c’est grave : pas de traitement, séquelles neurologiques lourdes…

Nicole est aux anges. Elle viendra avec son chien, Lassa, paisible Golden Retriever qu’elle a ramené de Montpellier, sa ville natale. Monsieur Armand paye discrètement, fait un tour aux toilettes, ouvre la porte du cabinet d’aisance en tournant la poignée à pleine main, alors même qu’il n’y a pas de savon sur le lavabo. La poignée des toilettes, le royaume des colibacilles, empereurs des gastro-entérites qui envoient des dizaines de milliers de Français au tapis chaque année.

L’après-midi avance, Henri et Nicole devisent le long de la Marne sur le bonheur d’un dimanche paisible, à l’écart de la ville et de sa pollution. Ils jouent avec Lassa qui se frotte contre leurs jambes. Le soleil se couche, c’est l’heure où le phlébotome, petit insecte velu aux gros yeux jaunes vivant dans l’intestin du chien, pique l’homme qui passe et lui transmet incidemment Leishmania infantum. Une maladie virale difficile à traiter, qui se traduit par une fièvre, un amaigrissement, une inflation de la rate, et parfois la mort. La leishmaniose, qui peut être mortelle, fait une vingtaine de victimes par an en France métropolitaine, surtout dans le Sud, et pas de vaccin. Nicole aussi vit dangereusement. La preuve, elle suggère à Armand un week-end en Camargue, en avril. Pile poil dans la région où rôde le moustique vecteur de la fièvre du Nil occidental, maladie virale émergente dans les pays développés qui a fait 600 morts aux Etats-Unis depuis 2002.

Monsieur Armand rentre chez lui, heureux et amoureux. Il sort un chili con carné du congelo, ouvre une boîte pour son chat et allume la radio. On y parle encore du chat mort à deux mille kilomètres de Montreuil, dans l’île de Rügen, en Allemagne. Un expert commente : le chat est un animal domestique qui chasse les oiseaux et entre dans les foyers. Une expérience a montré qu’il peut transmettre le H5N1 à d’autres chats et qu’il excrète le virus par les selles et en éternuant. Que H5N1 a fait une centaine de morts dans le monde depuis 1997. Zéro en France. Zéro dans l’Union européenne.

Le chili con carne a refroidi dans le micro-onde. Monsieur Armand regarde Malou. Ce soir encore, le félin lui a ramené un oisillon mort sur le tapis brosse de l’entrée. Malou dort sur le divan. Henri est saisi d’une sensation étrange, une pression dans la gorge. Une angoisse. A moins que ce ne soit la fièvre.

(1) In les Nouveaux Risques infectieux, éd. Lignes de Repères.

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